samedi 15 janvier 2011

Si la dame morte au bout de ma rue avait été plus convaincante, on aurait évité la Seconde Guerre mondiale


Il était tard. Tellement tard qu’il était en fait déjà tôt. L’heure où l’on finit le cul des bouteilles. Plus celles de la fête, vidées depuis longtemps, mais celles de la cave de notre hôte. Car il y a toujours quelques cols dans sa réserve. Au cas où. Et nous étions dans un cas d’espèce.
L’atmosphère ? Comment vous dire. Ceux qui ont lu « Le beaujolais nouveau est arrivé » de René Fallet et qui ont souri aux éclats de zinc de Camadule et Debedeux voient de quoi on parle. Cela ne se décrit pas. Cela se vit.
En version modernisée, c’est l’heure où les phrases sont en morceaux, où quelqu’un sort d’une pièce où il n’était pas seul vu son air enjoué, où les mains traînent ailleurs que sur les culs. Il n’y a plus rien à bouffer sinon des miettes et la platine passe le même morceau entêtant pour la quatrième fois… Alors, on finit de boire et on se sert le cinquième et dernier verre avant de partir. Promis.
Et puis vient la tirade du premier qui pense à rentrer.
- T’habites où toi ?
- A La Chamberte.
- Oh putain y a que des vieux dans ce coin, c’est mort.
- Belle analyse à deux balles.
- Tu veux que je te dise un truc ?
- Tu me saoûles mais je t’écoute.
Et Tom se lance dans une explication sociologique disant que pour l’Épiphanie, son boulanger habituel était en vacances. Aussi, il a acheté sa galette des rois à la Chamberte. Faisant la queue, il avait été étonné par le nombre de personnes qui venaient chercher qui une frangipane à une part, qui un royaume individuel.
- Un royaume individuel, c’est une dictature !
- C’est drôle. N’empêche que ça prouve bien qu’il y a beaucoup de personnes seules et donc pas mal de vieux dans ton quartier.
- Ou beaucoup de gens qui n’aiment pas les galettes.
J’avais beau faire le malin, je voyais bien qu’il ne serait pas facile de convaincre Tom. D’autant que, comme le ton montait et les rires fusaient, les rares personnes encore en état de marcher comme il faut s’étaient rassemblées autour de nous.
Et c’est le moment que choisit notre Manu pour quitter le canapé où il comatait depuis une paire d’heures. Je le revois se dresser comme un i, lui qui n’avait pas perdu une seconde de la discussion. Il faut dire qu’il habite à deux pas de là. Donc, ça l’intéresse.
- Ouais c’est bien beau vos histoires de galettes là mais si la femme qu’est morte au bout de ma rue avait été plus convaincante, ben on aurait pas eu la Seconde Guerre mondiale ! C’est ça aussi la Chamberte.
Sa phrase entraîne un éclat de rire général. Il faut dire que tout cela paraissait stupéfiant de conneries. L’heure avancée n’était pas une excuse suffisante pour gober.
Pendant ce temps, c’est Mathilde qui sort de la chambrette. Elle pensait sortir discrètement parmi les rires mais c’est manqué car elle est à moitié débraillée.
- C’est quoi ce délire de guerre Manu ?,
Alors Manu s’énerve et se met à gueuler de venir avec lui dans la rue. Tout le monde s’en fout mais il prend Marie par le bras et embarque Denis par le col. Le convoi se trimballe tant bien que mal.
Quelques instants plus tard, le groupe est devant le Mas de Rouel. Et Manu retrouve une seconde jeunesse lorsqu’il s’agit d’évoquer l’histoire de cet endroit précis. J’ai toujours été admiratif des types qui, même pétés comme une fiole, gardent suffisamment le contrôle de la situation et d’eux-mêmes au point de pouvoir affiner des raisonnements qui se tiennent mieux qu’eux.
Tout en mettant la main autour du cou de Marie, il joue au prof en montrant cette belle bâtisse dont on aimerait bien voir l’intérieur. Tout est calme au dehors même si une voiture passe vite et frôle le groupe. Personne ne pense à lire la plaque murale de la maisonnée si ce n’est Denis qui dit juste « Monténégro » et cela suffit à provoquer de nouveaux rires bas de gamme.
« Une reine a vécu ici. Hélène de Savoie, la dernière reine d’Italie, l’épouse de Victor Emmanuel III. La nièce du tsar Nicolas II de Russie si vous préférez. Ils ont régné chez nos voisins pendant plus de 40 ans, au tout début du siècle dernier. Elle était bel et bien native du Monténégro »,
- Vous suivez ?
- Ouais mais on se caille les miches, accélère !
- On s’en tape de ta reine, elle est morte...
Il reprend en passant outre les quolibets braillards.
« Après la chute de la monarchie, sa famille s’était exilée en Égypte. En 1950, craignant une tumeur cancéreuse, elle débarque dans le cabinet d’un professeur de médecine de Montpellier qui lui a été recommandé par un de ses anciens élèves. Il la soigne. La reine Hélène apprécie Montpellier et fait la connaissance de la famille du professeur avec laquelle elle sympathise vite. Alors qu’elle vivait à l’hôtel, il propose de l’installer au mas de Rouel, sa propriété sur la colline de la Chamberte, à l’écart de la ville dans un cadre verdoyant. Ici donc. Elle accepte et n’en bougera plus et mènera une vie discrète jusqu’à sa mort en 1952. Elle ne rentra jamais en Italie, ne fera plus de politique. Même une fois la République proclamée. Elle adorait aller à la pêche paraît-il. »
- Bon moi je rentre, il fait trop froid. Tu parles comme un livre mais je ne suis pas réceptive dans mon état.
Manu ne cache pas sa déception de voir Marie partir en chemin alors qu’il pensait faire remonter en elle ses racines transalpines. Et le modeste public restant deviendrait presque ingrat.
- Elle est pas mal ton histoire mais c’est quoi ton délire avec la Seconde Guerre mondiale et cette bonne femme. Tu vas nous le dire oui ou merde ?,
« J’y viens. Si la monarchie italienne est tombée avec Victor-Emmanuel III, et plus précisément son fils Umberto qui lui succéda brièvement au trône…
- Je le connais celui-là, c’était Umberto Tozzi ah aha aha,
« C’est malin. Umberto Tozzi… Merde, Paul tu me fais dire des conneries. Victor-Emmanuel III reste aussi, hélas, celui qui dans l’histoire, en pleine crise sociale, a ouvert la porte aux thèses fascistes de Mussolini en facilitant son accession au pouvoir dans les années 1930, persuadé qu’il était que ce type pouvait alors sortir le pays de la mouise. On sait ce qu’il est advenu. Quelques années plus tard, c’est ce sinistre connard qui allait composer avec Franco et Hitler la plus belle triplette sanguinaire que la terre ait connue. Il se dit que la reine Hélène avait fait tout son possible pourtant pour influencer le roi, le dissuader même. Mais visiblement pas assez. Voilà, vous savez tout bande d’ignares. Allez, on rentre. La leçon est finie. »
Manu s’autorise une dernière lampée et montre l’ultime bouteille aux joyeux drilles. Il l’avait bien repérée en quittant son canapé tout à l’heure. Alors qu’il franchit déjà le portillon de chez lui, il montre l’étiquette à ses potes en s’autorisant une sortie théâtrale : "C’était une cuvée La belle Hélène. A ta santé ma Reine !"

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