jeudi 27 janvier 2011

Auschwitz-Birkenau : n'oublions jamais....

Auschwitz-Birkenau : l’enfer que l’homme a été capable de créer pour d’autres hommes réduits au rang de bêtes ou anéantis sans raison. Inimaginable. Même 65 ans après.
La lecture de 20 minutes ce matin nous informait que la fondation qui assure la conservation du Mémorial cherche à récolter des fonds. Car il est désormais urgent de conduire des travaux importants de conservation sur le site. L’histoire a ceci de saisissant que ce binôme de l’horreur absolue - le camp de concentration d’Auschwitz et son voisin d’extermination de Birkenau - constitue aujourd’hui un patrimoine mondial du crime contre l’humanité. Une des pires traces du genre humain. Oui, en hommage des victimes de l’Holocauste, en souvenir des 1,1 million de personnes qui ont perdu la vie ici pour la plupart d’entre elles dans les chambres à gaz, il faut sauver Auschwitz-Birkenau et non pas l’enfouir dans les tréfonds de la mémoire collective.
J’ai eu la chance de me rendre sur place, en Pologne, lors d’une commémoration très particulière. C’était en mai 2005 lors de la Marche des Vivants. Ce jour-là, 60 ans après la libération des camps, près de 20 000 personnes venues d’une soixantaine de pays se sont retrouvées pour Yom Hashoa, le jour du souvenir dans le calendrier hébraïque. J’accompagnais pour Midi Libre une délégation de collégiens lauréats du concours de la Résistance et de la Déportation. C’était le 5 mai.
La veille déjà, nous avions visité le ghetto juif et le cimetière de Varsovie. Le soir, sur le stade juste à côté de l’hôtel, le hasard du calendrier sportif nous offrait l’affiche la plus alléchante de la saison footballistique : Legia Varsovie / Cracovia. En regagnant nos chambres, nous croisâmes sur le trottoir des hordes de supporters assoiffés de bière et de haine converger vers cette enceinte en arborant outre des drapeaux nationalistes et des regards de chiens féroces des décorations et objets à la gloire du 3e Reich. De peur que nous nous fassions agressés (nous portions des coupes-vent estampillés Marche des Vivants), les accompagnateurs nous firent hâter le pas afin d’éviter que quelques illuminés veuillent encore casser du Juif ou apparenté. Démonstration était faite que la bête immonde n’était pas morte.
Du balcon de la chambre d’un ami, offrant vue plongeante sur le pré vert, je n’eus d’yeux que sur les tribunes, craignant une gigantesque échauffourée à tout moment, tant cela sentait la poudre. « Ils sont toujours comme ça les soirs de match. Ce sont des fous qui peuvent être très dangereux car ils ne réfléchissent pas » me commentait notre accompagnateur, un brin fataliste, alors que nous tombions après match une bouteille de vodka Chopin au comptoir pour ne pas oublier que le pianiste virtuose était un Polonais bien plus recommandable que ces nazillons nostalgiques.
Dans le bus qui nous transportait le lendemain vers Oswiecim (Auschwitz en polonais), comme si le contexte ne suffisait pas, quelqu’un avait trouvé pertinent de diffuser La liste de Schindler. Nous étions donc bien conditionnés à notre arrivée et le moral des troupes était définitivement plombé. Un léger brouillard et une pluie fine mais froide complétaient le décor à merveille.
Auschwitz, c’est un livre d’histoire grandeur nature ouvert sur le monde et où rien n’est épargné au regard. Un endroit où l’horloge du temps s’est arrêtée d’un coup et où l’on a parfois l’impression que les Allemands sont partis depuis pas si longtemps tant rien ne semble avoir bougé. Tout est en l’état ou presque. Le numérique n’a pas encore trouvé sa place dans cet espace muséographique et c’est heureux.
Du portail d’entrée avec son effroyable inscription en fer Arbeit macht frei (le travail vous libère) jusqu’à cet insoutenable pavillon n° 5 où l’on trouve des prothèses, lunettes et bagages abandonnés en chemin, les restes de cheveux - « on en retrouva sept tonnes à la libération des camps » disait la guide - ou les récipients empilés du gaz Zycklon B - « chaque boite d’un kilo pouvait tuer au moins 150 personnes ». Ici, des enfants ont été brûlés vivants… On sort de là avec le dégoût, sinon la gerbe, à la bouche.
Et puis, dans ce pèlerinage de l’atrocité, la marche menait à Birkenau. Un survivant avait revêtu son pyjama rayé de l’époque, ou un exemplaire lui ressemblant, et avançait péniblement en portant un écriteau avec son numéro de matricule. J’avais repéré à l’hôtel un jeune homme d’une vingtaine d’années assez excité et qui, sans explication ni avertissement, se mettait soudainement à hurler. Il s’appelait Doron comme Jamchi, le légendaire basketteur du Maccabi Tel Aviv. Là, il filait très vite et était emmitouflé dans un drapeau d’Israël. Puis revenait sur ses pas. Un peu perdu le bonhomme.
Quelques minutes après, je vois un attroupement et des gens en pleurs. Parmi eux, Doron. Littéralement desespéré. Manquant de repères historiques, je ne comprends pas cette soudaine émotion collective. Je me renseigne. Nous sommes à côté de rails de sinistre mémoire ceux de la Judenrampe, le terminus des convois où les occupants descendaient en masse et partaient aussitôt vers une mort terrible. Des centaines de bougies sont allumées en quelques instants et le recueillement est impressionnant. Beaucoup s’effondrent sur les rails comme s’ils n’allaient jamais se relever. Ils voulaient venir là. Voir, toucher, pleurer. Ils y sont.
Au loin, une voix reconnaissable a déjà commencé à parler à la tribune aménagée dans le camp même de Birkenau qui est noir de monde. C’est Elie Wiesel qui s’exprime. Le prix Nobel de la paix et rescapé de la Shoah. « Auschwitz était une planète à part. Un lieu où le ciel serait un cimetière invisible, où l’on ne pouvait pas aimer ou se marier, où l’on ne donnait pas la vie mais où la mort était quotidienne et effroyable ». De mémoire, je ne pense pas trahir son propos.
Vint ensuite le tour d’Ariel Sharon alors chef de l’État d’Israël et aujourd’hui plongé dans un coma dont il ne sortira probablement jamais. J’ai oublié la teneur de son intervention. De toute façon, le service des informations générales s’en occuperait. Je pestais de ne pas trouver une prise électrique pour envoyer mon papier et de ne pas arrivé à me faire comprendre par un cerbère qui m’interdisait l’accès à la salle de presse. Mon accréditation avait valdingué dans la foule depuis longtemps. J’ai dû glisser sous une bâche pour prendre la place d’un confrère allemand qui avait terminé son article et qui m’expliqua les rudiments de la transmission dans un français d’école. J’ai recommencé mon texte trois fois. Le trop-plein d’événements sans doute se bousculait dans ma tête encombrée.
Le portable passe très mal mais je parviens finalement à joindre ma rédaction. Le rédacteur en chef a le cul vissé dans son bureau et peine à imaginer que nous sommes dans un autre monde. « Dis Jérôme, un 3 questions à Ariel Sharon pour boucher la colonne de droite, c’est possible ? » « Mais bien sûr Roland ! Je parle couramment l’hébreu et il n’y a qu’une vingtaine de gardes du corps armés à ses pieds. Tu me donnes deux minutes pour fendre la foule et je te ramène ça… On se rappelle ! » Devant tant de connerie, j’avais raccroché un peu sèchement. Je me le suis entendu dire au retour d’ailleurs.
Autour de moi, les comportements sont ahurissants. Des couples se prennent en photo comme s’ils étaient devant la Tour Eiffel, les jeunes parlent fort alors que l’on aimerait écouter le silence. Un groupe est même assis sur le toit d’une ancienne chambre à gaz pour la pause sandwichs ! L’encadrant les fait descendre à grands frais.
Quelqu’un pleure, hurle même.
Je fais le tour d’un baraquement et retombe sur Doron. Il se roule par terre de douleur. Il est soudainement habité. C’est un autre homme, comme subitement touché par la folie. Personne n’ose l’approcher. C’est un moment de grande souffrance intérieure. Il finit par se calmer après de longues minutes et est réconforté par un temps de prière. Je vais aux nouvelles. En curieux. Et je ne suis pas le seul. « Il va mieux. Comme nous tous, il venait ici chercher la réponse à des questions personnelles, penser à des proches dont il ne sait que peu de choses, prier pour nos morts. Il vient de réaliser ce qui s’est passé ici et il l’extériorise à sa façon. Ne vous inquiétez pas. C’est un garçon solide, je le connais », tente de nous rassurer un vieil homme qui ramasse l’étendard abandonné par Doron dans son excitation.
De retour à Cracovie, la soirée fut longue. Impossible de sortir pour une marche à pied et se changer les idées. Marcher, nous n’avions fait que ça de la journée et personne n’avait le cœur à se promener, ni même à plaisanter. Je crois me souvenir que nous prîmes une double rasade de vodka - Zubrowka cette fois - et une belle cuite. Il fallait au moins ça…
Aujourd’hui, le plus important est de sauver Auschwitz-Birkenau. D’où l’idée de la campagne « Agissez maintenant » qui vient d’être lancée il y a peu (Facebook.com/AuschwitzInterveneNow) sur le réseau social.
Comme le dit Noach Flug, le président de l’association israélienne des survivants de l’Holocauste, «  la préservation d’Auschwitz est très importante à mes yeux car, bientôt, nous, les survivants, ne seront plus là pour témoigner. Or, le camp constitue un témoignage historique sans équivalent. » N’oublions jamais. Pour les morts. Pour ceux qui sont revenus et qui ont vécu avec. Pour nos enfants. Pour la paix de l’âme de Doron aussi.

1 commentaire:

  1. Je ne connais pas de Doron, et pourtant j'ai partagé l'espace d'un instant son recueillement et sa douleur de l'absurdité. Beau texte Jérôme.

    RépondreSupprimer