vendredi 31 décembre 2010

BREKA NAZAIRE KOUKOUGNON

Breka Nazaire Koukougnon : son patronyme était déjà tout un poème. 
Je me souviens parfaitement de son arrivée à Bordeaux. Il avait débarqué quelques jours après nous sur le campus de l’IUT à Gradignan, en provenance de sa Côte d’Ivoire natale qu’il n’avait jamais quittée auparavant. Il avait une trentaine d’années.
C’est Edith Rémond, la directrice de l’école, qui l’amena jusqu’à moi alors que je me trouvais au self, parmi d’autres, à la mi-journée. Il paraissait complètement perdu, scrutait son nouvel environnement avec des yeux presque apeurés (il faut dire qu’entendre les étudiants en carrières sociales jouaient de la guitare à l’heure du sandwich, cela faisait vraiment flipper) et je n’ai pas pu éviter une plaisanterie lorsqu'il donna son nom. « Eh bien, ça commence plutôt mal ! C’est un pseudo ? » 
C’était bel et bien son nom. Contrairement à nous, qui étions là pour apprendre notre futur métier, Nazaire venait pour se perfectionner. Il était déjà journaliste et travaillait à Abidjan pour Fraternité Matin. Un canard qui nous était parfaitement inconnu et qui l’est toujours aujourd’hui d’ailleurs... Notre nouveau camarade avait bénéficié d’une bourse d’Etat, que l’on devinait généreuse, de la part de Félix Houphouët-Boigny. N’importe quelle biographie sérieuse souligne au sujet du père de la « Françafrique » combien il incarnait alors un régime dictatorial rongé par une corruption endémique. Nazaire, lui, voyait aveuglément en lui (évitons ici tout jeu de mots superfétatoire avec ivoirien merci) comme un second père et ne riait pas toujours à nos blagues potaches sur le dit président. « Oh non Jérôme, ça il ne faut pas le dire. C’est pas gentil quand même ! » me grondait-il parfois, comme si un gourou menaçait de me jeter des sorts depuis Yamoussoukro. Puis, Nazaire partait dans un rire communicatif dont il avait le secret.
Entre autres caractéristiques, Nazaire affichait une conception toute africaine de la ponctualité horlogère doublée d’une nonchalance coupable qui tendait parfois vers l’infirmité. Ce garçon se tenait à l’abri de toute brutalité. Il allait à son rythme et il fallait faire avec.
Comment ne pas évoquer sa chambre de cité U ! C’était une annexe de la FNAC et de Darty réunis. Je l’ai dit plus haut, Nazaire pouvait compter sur une bourse d’État susceptible d’être sujette à l’impôt sur la fortune (j’exagère à peine). Aussi, il achetait à tour de bras des magnétoscopes, téléviseurs ou chaînes hi-fi, qui pour son cousin, qui pour sa tante, qui pour un collègue… Avec la ferme intention de ramener tout cela au pays quand bien même il lui faudrait louer un bateau. En revanche, il ne comprenait pas pourquoi j’achetais autant de disques. « C’est pour faire travailler tes chaînes hifi ! », assurais-je.
Un soir où il m’invita à dîner, c’est bien simple je dus manger mon plat de pâtes sur je ne sais quel engin électronique faisant office de tablette dans son capharnaüm. Sacré Nazaire ! A côté de ça, il aurait donné volontiers sa chemise. Combien de fois aussi manqua-t-il un cours ou se crut autorisé à abréger la deuxième heure parce qu’il devait aller téléphoner. A cette époque, le téléphone portable n’existait pas mais il faisait une consommation incroyable de cartes en tout genre… Il faut dire qu’il avait fondé une petite famille.
Un jour, il me fit promettre de lui rendre visite chez lui une fois nos études achevées. J’ai dit oui sans trop réfléchir, par exotisme sans doute, mais nous nous sommes complètement perdus de vue pendant quinze ans. Houphouët-Boigny est mort quelques mois après la fin de notre parenthèse girondine, autant que je me souvienne, et je l’imaginais inconsolable à distance.
Et puis, ces semaines dernières, je pensais à lui régulièrement aiguillé par l'actualité. Où pouvait-il être dans ce pays au bord de la guerre civile, écartelé entre les partisans de Gbagbo et ceux de Ouattara ? Je le pensais journaliste pro-présidentiel mais sans certitude.
Vint alors ce matin de Saint-Sylvestre 2010 où je tapais son nom reconnaissable entre mille sur Google. Le choc fut rude. Le premier lien m’envoyait direct vers une oraison funèbre à l’africaine indiquant que notre ami Nazaire était mort en mai 2008. Et nous ne l’avions pas su. Quelle misère ! L’article ne s’étale pas dessus mais rien ne dit que sa mort fut douce. Il laisse une veuve, trois enfants et une belle villa avec un intérieur en marbre. Visiblement, Nazaire a toujours su se mettre à l’abri du besoin. Tant mieux pour lui. Pour ses gosses.
Et défile le souvenir de nos jeunes années insouciantes. Je recherche encore quelques anecdotes, d’autres me reviendront certainement. Les anciens camarades de promo avec qui je suis encore en relation ajouteront les leurs.
Salut à toi Nazaire. Bonne fin de route. C’est désormais une certitude, je n’irai jamais à Abidjan.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

2 commentaires:

  1. Je découvre avec pas mal de retard ton post. L'écriteuse a raison, c'est un très bel hommage. Et sans faire dans le superfétatoire, j'avais dû mettre l'option "y voit rien" (rooh, je sais, c'est nul) parce que je me souviens uniquement de son nom (et pour cause), pas de son visage ou de ses boulimies de hifi.

    Au fait, Jéjé: bonne année...

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